AGRONOMIE
Un inquiétant appauvrissement de la fertilité des sols en AB

La recherche de l’autonomie et les économies d’intrants, dans un système structurellement exportateur net, conduisent à un appauvrissement des sols, en particulier en phosphore et en soufre.
Un inquiétant appauvrissement  de la fertilité des sols en AB

À l'occasion du Sommet de l'élevage, de nombreuses conférences sur le thème de l'agriculture biologique étaient au programme. Parmi elles, celle consacrée à l'évolution de la fertilité des sols sur le long terme a connu un franc succès. « Si la salle est pleine, c'est que le sujet vous préoccupe tous ! » a lancé Régis Hélias, d'Aravalis-Institut du végétal. Et d'enchaîner sur quelques mises au point indispensables : « la fertilité d'un sol est une notion complexe, qui repose schématiquement sur trois piliers en interaction : ses propriétés physiques, ses propriétés chimiques, son activité biologique... et une pointe au-dessus de tout ça, la matière organique. Quand on parle de durabilité, c'est-à-dire de la stabilité dans le temps, j'aimerais qu'on me précise de quel pas de temps on parle, si c'est à 10 ans, 100 ans, pour l'éternité ? Car l'agriculture a cessé d'être durable ! Si on regarde comment fonctionnaient les systèmes agraires au Moyen-âge par exemple, on avait
des productions relativement faibles, avec
des rendements de l'ordre de 6 quintaux/ha, transformées et consommées localement, avec 100 % de recyclage local, y compris les déjections humaines.
Je peux prendre l'exemple des latrines de la ville de Carcassonne, qui étaient curées une fois l'an et épandues dans le tissu dense de petites fermes alentour. Dans ce type de système on n'a pas de pertes d'éléments, et comme dans la forêt, un enrichissement au fil des années. »

Un recyclage rompu

Depuis la révolution industrielle, le visage de l'agriculture a été profondément modifié. « Aujourd'hui, les facteurs de production sont "optimisés" pour maximiser les rendements, la consommation est largement délocalisée (exportation) et surtout le recyclage est rompu : pour des raisons multiples, sanitaires notamment, on se refuse d'utiliser les boues d'épuration à cause du risque de présence de métaux lourds... Cette absence de recyclage condamne la durabilité de l'agriculture moderne. On décapitalise ce qui est dans le sol, et on compense par des fertilisants importés, non-renouvelables pour la plupart ! » Dans ce paysage, l'agriculture biologique constitue un cas particulier, puisqu'il exclut d'office les engrais minéraux de synthèse. Depuis les années 2000, Arvalis et ses partenaires conduisent plusieurs expérimentations de longue durée en agriculture biologique, aussi bien en grandes cultures qu'en polyculture-élevage. « Ce mode de production qui s'affranchit des intrants de synthèse questionne, en particulier autour de la fertilité des sols. Quel est l'état de cette fertilité et ses évolutions possibles dans le temps selon différents systèmes de cultures ? »

Des rendements en baisse

L'objet de la conférence était de présenter des résultats d'essais, une enquête et des analyses de sols réalisés auprès d'agriculteurs pour faire le point dans différents contextes pédoclimatiques et systèmes. « Sur la ferme des Dunières dans la Drôme, sans apport de phosphore ni de potassium, on observe une baisse de rendement corrélée à la diminution des teneurs en phosphore du sol. En Midi-Pyrénées, une grande enquête conduite auprès des agriculteurs bio fait apparaître comme principal facteur discriminant... leur date de conversion ! La teneur en phosphore de leurs sols diminue au fil du temps. Sur la station de Boigneville (Essonne), la culture de luzerne ne tient plus ses promesses. Les rendements se dégradent d'année en année en lien avec une carence en soufre : c'est quelque chose que nous avons pu prouver, car l'apport de soufre permet de redonner du rendement. »
Rémi Brochier, ingénieur régional fourrages Arvalis, a présenté un complément intéressant, celui de l'essai réalisé à la ferme expérimentale des Bordes (Indre), convertie à l'AB de 1998 à 2001, en système polyculture-élevage, avec un chargement élevé de vaches allaitantes. « Cet essai a été conduit dans un objectif d'autonomie. Nous sommes sur des zones à faible potentiel, caractérisées par l'alternance hydrique (excès d'eau l'hiver, sec l'été). Nous avons eu un climat assez difficile, avec 3 années sur 17 normales pour les températures et 2 sur 5 pour les précipitations. Nous constatons une productivité globalement en baisse, peu de pérennité des légumineuses dans les prairies permanentes comme sur les prairies artificielles... Un test de suivi de terrain conduit en 2016 avec l'apport de 150 kg de patenkali sur une prairie à base de RGH et trèfle violet, avec l'apport de 45 unités de phosphore, a eu une bonne réponse : nous avons récolté deux fois plus de matière sèche, et ce sans effet dilution, puisque la MAT a progressé de 3,5 points. » Arvalis a conduit diverses investigations pour expliquer la diminution générale de fertilité observée : observation de la flore, des tassements, bilans de masse (pour vérifier l'adéquation entre apport et export). « Même dans un système avec un bilan théorique positif, les teneurs en phosphore diminuent... Il apparaît que le phosphore soluble ainsi que le potassium et le soufre sont les principaux facteurs limitants des cultures, au bout d'un certain nombre d'années qui dépendent du stock initial, de la rotation et du climat. Nous avons un nouvel essai en cours pour réintroduire des effluents riches en phosphore. »

Un capital qui s'épuise

Malgré l'allongement de la rotation, l'augmentation des taux de matière organique du sol et l'apport de déjections animales, un système de polyculture-élevage bio reste un exportateur net d'éléments minéraux du sol, et ce d'autant plus qu'il recherche l'autonomie. Régis Hélias a également présenté un graphique illustrant l'évolution des achats d'engrais au niveau national, par élément minéral. « On voit d'après les courbes des ventes qu'après les apports massifs des 30 glorieuses, on a restreint massivement les apports de phosphore et de potassium : ça signifie que depuis on tape dans le capital. Pour le soufre, on ne peut plus compter sur les pluies acides, qui amenaient dans les années 80 jusqu'à 50-60 kg de soufre par hectare et par an sous forme d'acide sulfurique. » Les échanges avec la salle ont permis d'écarter certaines hypothèses, comme la piste génétique (les variétés modernes seraient moins aptes à prélever les minéraux que les variétés anciennes). « C'est assez subjectif, mais il semble que cet appauvrissement minéral progressif des sols, difficile à appréhender à cause des effets climatiques annuels, tend à brider les rendements : pour faire simple, on n'arrive plus à valoriser pleinement les bonnes années, à en tirer la quintessence. »

Alexandre Coronel

 

Recherche et développement

Les boues d’épuration, source alternative de phosphore

 

Jusqu’à présent, le phosphore des stations d’épuration était piégé dans les boues d’épuration, avant incinération de celles-ci.

Actuellement, le phosphore utilisé en agriculture est surtout produit à partir des phosphates extraits de mines facilement exploitables. Celles-ci se situent principalement en Amérique du Nord, en Asie et en Afrique. Environ 90 % du phosphore utilisé en Europe est importé du Maroc et du Sahara occidental. Aujourd’hui, les stations situées dans des zones sensibles à l’eutrophisation traitent les phosphates en ajoutant du fer ou de l’aluminium. Ils obtiennent alors des phosphates de fer ou d’aluminium qui s’accumulent ensuite dans les boues. Mais, dans un contexte de raréfaction d’une ressource mondiale épuisable à moyen terme – la fermeture de mines est d’ores et déjà programmée au cours de la seconde moitié du XXIe siècle -, plusieurs milliers de tonnes de phosphore pourraient être recyclées chaque année à partir du traitement des eaux usées et des boues. Si pour l’instant les coûts de recyclage du phosphore des boues étaient dissuasifs, plusieurs innovations technologiques récentes devraient permettre l’émergence d’une nouvelle filière pour la production d’engrais.